Face au durcissement de Pékin, l’angoisse des patrons occidentaux
De hauts cadres d’AstraZeneca ou de Volkswagen ont été arrêtés. À l’heure de la reprise en main par le président Xi Jinping, le climat est anxiogène pour les investisseurs étrangers.
Sébastien Falletti
Mission commando pour Iskra Reic, à Shanghaï. Le 4 décembre, cette vétéran d’AstraZeneca a pris les rênes en Chine du géant britannique de la pharmacie, alors que son représentant Leon Wang a « disparu » dans le labyrinthe opaque de la justice chinoise. La dirigeante de la branche vaccin du groupe s’est installée à Shanghaï pour tenter de résoudre le casse-tête dans lequel est englué AstraZeneca dans la deuxième économie mondiale. Le symptôme d’un climat désormais anxiogène pour les investisseurs étrangers, à l’heure de la reprise en main par le président Xi Jinping.
Le groupe britannique se heurte au silence des autorités au sujet de son vice-président, placé en « congé prolongé » depuis son arrestation abrupte en octobre. « Nous essayons d’être le plus transparent possible, mais nous n’avons que très peu d’information », a admis le 12 novembre, Pascal Soriot, le PDG français du géant de la pharma, dont les ventes s’élevaient à 6 milliards de dollars sur ce marché crucial en 2023. AstraZeneca a promis de « coopérer » avec les autorités, alors qu’il est visé par deux autres enquêtes parallèles de corruption concernant plusieurs autres cadres dans l’empire du Milieu.
Les « services » chinois ont l’habitude de mettre au secret les « suspects » pour des interrogatoires au long cours, coupant tout contact avec leurs proches durant des mois. À l’image de Bao Fan, banquier de la tech arrêté en 2023 qui a depuis disparu et a démissionné de son poste à la tête de sa firme d’investissement Renaissance, « pour raison de santé » selon un communiqué lapidaire divulgué en février dernier.
Cette offensive juridique éclair plombe l’horizon d’AstraZeneca, qui réalise 13 % de ses revenus en Chine, et a fait plonger le cours de son action en Bourse. Elle jette un froid bien au-delà du groupe, nourrissant l’anxiété de la communauté d’affaires expatriée face à la reprise en main idéologique du Parti sur le secteur privé. Les pouvoirs publics multiplient les enquêtes contre des groupes internationaux, qui furent longtemps épargnés. Cela met les concurrents d’AstraZeneca sur leurs gardes, de Sanofi à GSK, victime d’une amende record de près de 500 millions de dollars en 2013.
Désormais, les cadres dirigeants occidentaux ne sont plus à l’abri, comme l’a constaté Jochen Sengpiehl, le chef des opérations marketing de Volkswagen en Chine. Début octobre, ce cadre chevronné a eu droit à un accueil brutal à l’aéroport de Pékin par les services de sécurité au retour de ses vacances en Thaïlande. Contraint à un test sanguin sur-le-champ, l’expatrié de 56 ans a été contrôlé positif à la cocaïne et jeté en prison dans la foulée, le 10 octobre, a révélé le tabloïd Bild. Après dix jours de peine administrative, Sengpiehl est expulsé, ce qui met un terme à sa carrière dans l’empire du Milieu. Un accroc supplémentaire pour le mastodonte Volkswagen, qui voit ses parts de marché fondre dans son ancien eldorado chinois, rattrapé par la concurrence locale.
Le régime communiste affiche une tolérance zéro à l’usage de stupéfiants et aurait bénéficié en l’occurrence d’un « tuyau » de la police thaïe. Mais cette sulfureuse affaire sème le doute dans la communauté des affaires à Shanghaï, où beaucoup soupçonnent un guet-apens rondement mené par les organes de sécurité, camouflant un bras de fer feutré entre les autorités et le groupe allemand. Elle s’ajoute à une cascade d’enquêtes ciblant des cabinets américains Bain & Company, Mintz ou encore PwC, condamné à une amende de 62 millions de dollars en septembre et à six mois d’interdiction d’exercer dans le pays.
« On a changé d’époque. L’appareil a moins de précaution à attaquer la tête d’une entreprise. Désormais, avant la visite d’un patron en Chine, on s’assure qu’il n’y a pas de risque juridique », explique le responsable sécurité d’un grand groupe français implanté sur place. Un changement d’ère, alors que les patrons du CAC 40 avaient l’habitude de sauter dans un avion pour Shanghaï. Ces arrestations poussent les grands groupes à muscler leurs procédures en vue de protéger leurs salariés sur place. La mise au pas de Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, longtemps le milliardaire le plus riche du pays, a servi d’avertissement : plus personne n’est à l’abri du régime communiste. Et les familles expatriées sont sur le qui-vive. « Certaines demandent à avoir un contact Wechat permanent avec le service de sécurité du groupe », explique cette source, en référence à l’appli de messagerie rythmant le quotidien du pays de 1,3 milliard d’habitants. Une rupture avec les années d’insouciance, lorsque Shanghaï se rêvait en New York cosmopolite d’Asie, attirant les familles sous les platanes de l’ancienne concession internationale.
L’opacité discrétionnaire de l’appareil chinois attise le sentiment de vulnérabilité grandissant des entreprises étrangères, en cette « nouvelle ère » voulue par le président Xi Jinping qui s’est engagé dans une rivalité géopolitique assumée avec l’Occident. « Le climat a totalement changé depuis le Covid. Désormais, aux yeux des sièges, la Chine, c’est très noir. Ce pays est vu comme une cascade de problèmes, alors qu’avant, c’était un marché où il ne fallait manquer aucune opportunité. Il y a pourtant toujours de bonnes affaires à faire, mais les sièges ne veulent plus sortir le carnet de chèque », juge David Maurizot, directeur Asie du cabinet Advention, à Shanghaï.
En cause, la reprise en main du Parti sur le secteur privé, qu’il soit chinois ou étranger, au nom de la vision centralisatrice du dirigeant favorisant les groupes d’État (SOEs). « Le véritable clivage n’est pas entre Chinois ou étrangers, mais entre secteur privé ou public. Les organes de sécurité se sont vus doter de moyens massifs pour imposer l’ordre et protéger la sécurité nationale, et ils en usent sans modération », explique David Maurizot. Ce nouveau « légisme »(courant de penseurs chinois de l’antiquité recommandant un gouvernement fort) est piloté par Cai Qi, fidèle de Xi au Politburo, et est appliqué au pied de la lettre par des cadres aussi zélés qu’anxieux, sous la bannière de la redoutable campagne anticorruption déclenchée par Xi depuis son arrivée au pouvoir en 2013 pour asseoir son autorité. La Chine « renforce et améliore la réglementation des agences comptables », a justifié le ministère des Finances après la suspension de Deloitte Touche Tohmatsu à Pékin pendant trois mois, lui imposant une amende de 30 millions de dollars, en 2023.
Les tensions diplomatiques avec les États-Unis ou le Royaume-Uni, attisées par la question sensible de Hongkong, planent sur le cas AstraZeneca, alors que la « Sécurité nationale » est érigée en pierre angulaire de la « nouvelle ère », avec Taïwan en ligne de mire. Les frictions commerciales avec l’Union européenne augmentent les risques planant sur les entreprises européennes, à la merci d’un incident diplomatique, en pleine campagne de contre-espionnage orchestrée par la propagande. « L’organe de sécurité craint que les entreprises étrangères ne collectent des informations menaçant la sécurité nationale. Mais cette injonction se heurte aujourd’hui à la nécessité de relancer l’économie », pointe un politologue indépendant, à Pékin.
Les difficultés économiques du pays, qui enregistre un taux de croissance trois fois moins fort qu’à la veille de la crise financière de 2008 et est lesté par les dettes, viennent également accroître la pression sur le secteur privé. Les amendes sont un expédient tentant pour les provinces ou les municipalités qui peuvent ainsi renflouer leurs caisses vides, alors que la crise immobilière tarit une de leurs grandes sources de revenus. « Ces sanctions permettent à des gouvernements lourdement endettés de récupérer des fonds rapidement », explique David Baverez, auteur de Bienvenue en économie de guerre et investisseur basé à Hongkong.
Malgré ce contexte plombé, l’usine du monde reste incontournable dans les chaînes de production mondiales, et les entreprises accélèrent la sinisation de leurs équipes sur place depuis le Covid pour assurer leur présence dans un marché toujours en croissance. Cette tendance est accentuée par le faible nombre de candidats à l’expatriation ; mais elle accroît la vulnérabilité des groupes étrangers, juge un responsable de la sécurité, fin connaisseur du pays. Car cette stratégie de sinisation réduit leurs marges de négociation en cas de différend, et laisse les sièges toujours plus à distance du terrain. Un terrain plus glissant que jamais. S.F.